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L'HEURE DE LA CROISETTE

  • 50ème Festival du Cinéma Américain de Deauville -Critique de LA PLUS PRÉCIEUSE DES MARCHANDISES de Michel Hazanavicius ( L'Heure de la Croisette)

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    Le film de Michel Hazanavicius, La Plus Précieuse Des Marchandises figurait parmi les films en compétition au Festival de Cannes 2024. Il fut aussi présenté en avant-première dans le cadre de ce 50èmme Festival du Cinéma Américain de Deauville (dans le cadre de L'Heure de la Croisette), et au Festival du Cinéma et Musique de La Baule 2024. Il fit également l’ouverture du Festival International du Film d’Annecy. À Cannes, il a remporté le prix du Cinéma positif, un prix qui récompensait ainsi son « engagement et son message sur des thématiques fortes, pleines d’espoir et d’humanité », permettant « au monde de réfléchir à un monde meilleur ».

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    L’an passé, avec son chef-d’œuvre La Zone d’intérêt, également présenté en compétition à Cannes mais aussi en avant-première dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, Jonathan Glazer prouvait d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signait ainsi une démonstration implacable, réunissant dans chaque plan deux mondes qui coexistent, l'un étant une insulte permanente à l’autre.

    Avant lui, bien d’autres cinéastes avaient évoqué la Shoah : Claude Lanzmann (dont le documentaire, Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) qui écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. »

    Autre approche que celle de La Liste de Schindler de Spielberg ( qui va à l'encontre même de la vision de Lanzmann) dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces Juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché.

    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau.

    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni avait lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : «  Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai… ». C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne l'absurdité. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

    C’est aussi le genre du conte qu’a choisi Michel Hazanavicius, pour son premier film d’animation, qui évoque également cette période de l’Histoire, une adaptation du livre La Plus Précieuse Des Marchandises de Jean-Claude Grumberg. Le producteur Patrick Sobelman lui avait ainsi proposé d’adapter le roman avant même sa publication.

     Le réalisateur a ainsi dessiné lui-même les images, particulièrement marquantes (chacune pourrait être un tableau tant les dessins sont magnifiques), il dit ainsi s’être nourri du travail de l’illustrateur Henri Rivière, l’une des figures majeures du japonisme en France. En résulte en effet un dessin particulièrement poétique, aux allures de gravures ou d’estampes.

    Ainsi est résumé ce conte :  Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron (voix de Grégory Gadebois) et une pauvre bûcheronne (voix de Dominique Blanc). Le froid, la faim, la misère, et partout autour d´eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, pauvre bûcheronne recueille un bébé. Un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. Protégée quoi qu’il en coûte, ce bébé, cette petite marchandise va bouleverser la vie de cette femme, de son mari, et de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jeté du train.

     Avant même l’horreur que le film raconte, ce qui marque d’abord, ce sont les voix, celle si singulière et veloutée de Jean-Louis Trintignant d’abord (ce fut la dernière apparition vocale de l’acteur décédé en juin 2022) qui résonne comme une douce mélopée murmurée à nos oreilles pour nous conter cette histoire dont il est le narrateur. Dans le rôle du « pauvre bûcheron », Grégory Gadebois, une fois de plus, est d’une justesse de ton remarquable, si bien que même longtemps après la projection son « Même les sans cœurs ont un cœur » (ainsi appellent-ils d’abord les Juifs, les « sans cœurs » avant de tomber fou d’amour pour ce bébé et de réaliser la folie et la bêtise de ce qu’il pensait jusqu’alors et avant d’en devenir le plus fervent défenseur, au péril de sa vie) résonne là aussi encore comme une litanie envoûtante et bouleversante.

    Le but était ainsi que le film soit familial et n’effraie pas les enfants. Les images des camps sont donc inanimées, accompagnées de neige et de fumée, elles n’en sont pas moins parlantes, et malgré l’image figée elles s’insinuent en nous comme un cri d’effroi. Le but du réalisateur n’était néanmoins pas de se focaliser sur la mort et la guerre mais de rendre hommage aux Justes, de réaliser un film sur la vie, de montrer que la lumière pouvait vaincre l’obscurité. Un message qu’il fait plus que jamais du bien d’entendre.

     Le film est accompagné par les notes d’Alexandre Desplat qui alternent entre deux atmosphères du conte : funèbre et féérique (tout comme dans le dessin et l’histoire, la lumière perce ainsi l’obscurité). S’y ajoutent deux chansons : La Berceuse (Schlof Zhe, Bidele), chant traditionnel yiddish, et Chiribim Chiribom, air traditionnel, interprétées par The Barry Sisters.

    Michel Hazanavicius signe ainsi une histoire d’une grande humanité, universelle, réalisée avec délicatesse, pudeur et élégance sans pour autant masquer les horreurs de la Shoah. Les dessins d’une grande qualité, les sublimes voix qui narrent et jouent l’histoire, la richesse du texte, la musique qui l’accompagne en font un film absolument captivant, d’une grande douceur malgré l’âpreté du sujet et de certaines scènes. Un conte qui raconte une réalité historique. Une ode au courage, elle-même audacieuse. On n’en attendait pas moins de la part de celui qui avait osé réaliser des OSS désopilants, mais aussi The Artist, un film muet (ou quasiment puisqu’il y a quelques bruitages), en noir et blanc tourné à Hollywood, un film qui concentre magistralement la beauté simple et magique, poignante et foudroyante, du cinéma, comme la découverte de ce plaisir immense et intense que connaissent les amoureux du cinéma lorsqu’ils voient un film pour la première fois, et découvrent son pouvoir d’une magie ineffable. Chacun de ses films prouve l’immense étendue du talent de Michel Hazanavicius qui excelle et nous conquiert avec chaque genre cinématographique, aussi différents soient-ils avec, toujours, pour point commun, l’audace.

    Des années après Benigni, Hazanavicius a osé à son tour réaliser un conte sur la Shoah, qui est avant tout une ode à la vie, un magnifique hommage aux Justes, sobre et poignant, qui use intelligemment du hors champ pour nous raconter le meilleur et le pire des hommes, la générosité, le courage et la bonté sans limites (représentées aussi par cette Gueule cassée de la première guerre mondiale incarnée par la voix de Denis Podalydès)  et la haine, la bêtise et la cruauté sans bornes, et qui nous laisse après la projection, bouleversés, avec, en tête, les voix de Grégory Gadebois et Jean-Louis Trintignant, mais aussi cette lumière victorieuse, le courage des Justes auquel ce film rend magnifiquement hommage et cette phrase, à l’image du film, d’une force poignante et d’une beauté renversante  :  « Voilà la seule chose qui mérite d’exister : l’amour. Le reste est silence ».

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  • Première -50ème Festival du Cinéma Américain de Deauville - Critique de ALL WE IMAGINE AS LIGHT de Payal Kapadia (L'heure de la Croisette)

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    All we imagine as light est le premier long-métrage de fiction de Payal Kapadia, qui avait auparavant réalisé plusieurs courts-métrages et un long-métrage documentaire, Toute une nuit sans savoir, qui fut présenté à la Quinzaine des Cinéastes en 2021 et qui remporta l’Œil d’Or du meilleur documentaire. Avec ce long-métrage, elle permettait le retour du cinéma indien en compétition à Cannes après… 30 ans d’absence !

    Ce film était ce soir présenté en Première à Deauville, dans le cadre de l'Heure de la Croisette.

    Sans nouvelles de son mari depuis des années, Prabha, infirmière à Mumbai, s'interdit toute vie sentimentale. De son côté, Anu, sa jeune colocataire, fréquente en cachette un jeune homme qu’elle n’a pas le droit d’aimer. Lors d'un séjour dans un village côtier, ces deux femmes empêchées dans leurs désirs entrevoient enfin la promesse d'une liberté nouvelle.

    Le film a été en grande partie réalisé à Mumbaï, dans les quartiers de Lower Parel et Dadard (le quartier d’origine de la cinéaste). La deuxième partie du film qui se déroule en bord de mer a été tournée dans un village du littoral de Ratnagiri. Aux journées incessamment pluvieuses qui nimbent la ville d’une aura sombre constellée de lumière(s) s’opposent alors la nature verdoyante, et un paysage illuminé de soleil.

    Il y a quelque chose qui relève d’un poème dans ce film, ou d’un tableau, ou d’une musique, un peu tout cela, en tout cas, une œuvre d’art sensorielle, grave et légère, délicate et sensuelle qui vous envoûte, vous charme subrepticement pour totalement vous bouleverser au dénouement.

    La manière dont la cinéaste filme la ville, ses ombres et ses lumières, avec langueur et sensualité, fait penser à Wong Kar-Wai tandis que la deuxième partie, évanescente, m’a fait songer au cinéma de Apichatpong Weerasethakul.

     Discrètement : c’est ainsi que la réalisatrice instille son féminisme, comme elle nous ensorcelle. Le premier long métrage de fiction de  Payal Kabadia a marqué le palmarès de ce 77ème Festival de Cannes en recevant le Grand Prix, comme il imprègne ma mémoire. Trois magnifiques portraits de femmes mais aussi le portrait sensible de la société indienne.  Un film poétique et plein de grâce, moderne et langoureux dont le réalisme laisse peu à peu place à un chant onirique. Captivant.

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  • Critique - LES FEUILLES MORTES de Aki Kaurismäki - Section L'Heure de la Croisette (Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023)

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    Il s'agit du cinquième film du cinéaste finlandais qui figurait en compétition du dernier Festival de Cannes.
     
    Dans le poste de radio d'un autre âge surgissent les échos d'une guerre si proche, en Ukraine, qui semble tout autant anachronique et pourtant tragiquement contemporaine. Un homme et une femme, chacun dans leur appartement spartiate, écoutent, enfermés dans leur solitude et leur vie précaire, à Helsinki.
     
    Avec une économie de mots, un humour burlesque et décalé, un sens du cadre et des couleurs indissociables de son cinéma, Kaurismäki filme l'amour naissant et l'incongruité de chaque moment de vie.
     
    Un film d'une drôlerie désespérée, parsemé de références cinématographiques (avec des affiches de Godard, Melville, Visconti...) qui s'achève par un hommage au maître du genre, une fin en écho à celle des Temps modernes.
     
    Un film irradié de musiques qui jouent aussi brillamment avec les codes et les contrastes. Encore bercée par la poésie mélancolique de ces feuilles mortes.
  • Critique de L’ENLEVEMENT de Marco Bellochio (L’Heure de la Croisette – Festival du Cinéma Américain de Deauville)

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    L’Enlèvement de Marco Bellochio fut présenté ce soir à Deauville dans le cadre de la section L’Heure de la Croisette. Une fresque fascinante. Un opéra baroque, tragique et flamboyant, filmé dans un clair-obscur admirable. Mais aussi un plaidoyer contre la folie religieuse et les fanatismes.

    En 1858, dans le quartier juif de Bologne, les soldats du Pape font irruption chez la famille Mortara. Sur ordre du cardinal, ils sont venus prendre Edgardo, leur fils de sept ans. L’enfant aurait été baptisé en secret par sa nourrice étant bébé et la loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. Les parents d’Edgardo, bouleversés, vont tout faire pour récupérer leur fils. Soutenus par l’opinion publique de l’Italie libérale et la communauté juive internationale, le combat des Mortara prend vite une dimension politique. Mais l’Église et le Pape refusent de rendre l'enfant, pour asseoir un pouvoir de plus en plus vacillant...

    Ce film a été présenté en Compétition dans le cadre du Festival de Cannes 2023.

    Ce film s’inspire d’une histoire vraie, l'affaire Mortara. Edgardo Mortara est né à Bologne en 1851 dans une famille juive. Il est le sixième des huit enfants de Salomone (Momolo) Mortara et de Marianna Padovani. Alors qu'il est âgé d'un an et qu'il connaît un épisode de fièvre extrême, une jeune servante catholique au service de la famille, craint pour sa vie et décide de le faire baptiser en secret. En 1857, les gendarmes de la papauté arrivent chez les Mortara pour arracher l'enfant à la famille pour le conduire à Rome, sur mandat du Saint-Office de l’Inquisition, sous le contrôle direct du pape Pie IX. L’enfant est alors élevé dans la “Maison des catéchumènes et des néophytes” un séminaire créé pour la conversion, entre autres, des Juifs et des Musulmans où il reçoit une éducation catholique rigoureuse et se forme à la prêtrise. Une fois Rome libérée, Edgardo restera malgré tout fidèle au pape. Devenu prêtre, il essaiera jusqu’à la mort de convertir sa famille qui n’a pas voulu renier la religion juive.

    Ce qui est passionnant autant que révoltant dans cette histoire, c’est que le mal est commis au nom du bien.  Mais aussi la conversion d’Edgardo qui restera fidèle à ses bourreaux, en reniant les valeurs de sa propre famille. Les retrouvailles et la confrontation finale est une des scènes les plus bouleversantes qu’il m’ait été donné de voir au cinéma.

    Ces paradoxes se reflètent dans le clair-obscur, l’élégante et brillante mise en scène (avec des scènes qui se répondent magistralement et n’en sont plus que bouleversantes) de Bellocchio qui fait de cette opéra tragique une fresque flamboyante entre le drame, le film historique et le thriller.

    Un plaidoyer sublime et saisissant contre l’obscurantisme. Un récit prenant et intense, sublimement reconstitué et passionnant, d’une beauté captivante, entrelaçant intime et politique, histoire et Histoire. Je vous reparlerai plus longuement de ce chef-d'œuvre d'une grande intelligence, beau et profond, qui laisse une forte empreinte.

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  • L'heure de la Croisette - Critique de SANS FILTRE (TRIANGLE OF SADNESS) de Ruben Östlund

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    La projection a été précédée de la remise de la distinction numérique de l'INA au président du jury de cette 48ème édition du Festival du Cinéma Américain de Deauville, Arnaud Desplechin.

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    C’est dans la section L’heure de la Croisette (dans le cadre de laquelle furent aussi projetés les deux Grands Prix de cette édition 2022 du Festival de Cannes) que le Festival du Cinéma Américain de Deauville a mis ce soir au programme la Palme d'Or du Festival de Cannes 2022, la deuxième Palme d’or de Ruben Östlund après celle qu’il avait reçue pour The Square en 2017. Cette nouvelle récompense cannoise lui permet ainsi d’intégrer le cercle très fermé des cinéastes ayant reçu deux fois la prestigieuse récompense (avant lui, il y eut : Ken Loach, Michael Haneke, les frères Dardenne, Francis Ford Coppola, Shōhei Imamura, Bille August, Emir Kusturica).

     « Métaphysicien drôle, triste et mélancolique et qui dit ce que notre monde est et qui aborde des sujets sérieux en cinéaste et questionne autant le monde dans lequel nous sommes qu’il se questionne lui-même. Le film a reçu la palme d’or, je ne suis pas responsable. Si vous ne l’aimez pas, merci d’écrire à Vincent Lindon, président du jury ». Ainsi Thierry Frémaux a-t-il présenté Ruben Östlund  sur la scène du Centre International de Deauville. Pour ce dernier, son film est aussi aux confluences du cinéma européen et du cinéma américain. Il a également rendu hommage à sa comédienne principale, Charlbi Dean Kriek, brutalement décédée il y a quelques semaines.

     

     

    Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund  a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce.

    Après la Fashion Week, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean Kriek), couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine (Woody Harrelson) refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

    Carl est mannequin et c’est par un casting que débute le film ou plutôt le film dans le film puisqu’il s’agit d’un documentaire sur les coulisses. Il y est expliqué que s’ils posent pour un produit de luxe, les mannequins doivent impérativement arborer un air sinistre et « mépriser le client ». Nous assistons ensuite à un défilé de mode et pendant que les mannequins défilent les mots « optimisme » et « égalité » s'affichent sur l'écran vidéo en arrière-plan comme un slogan ironique, tandis que, au premier rang, des spectateurs sont déplacés pour que les remplacent des personnalités jugées plus importantes ou influentes (sans doute au nom de l’optimisme et de l’égalité). Comme un avertissement du bouleversement de la hiérarchie sociale qui va suivre mais aussi de la primauté de l’image sur le reste.

    Yaya, elle, est une influenceuse. C’est à ce titre qu’elle est invitée en croisière sur un yacht. Comme Carl, elle est parfaitement consciente du caractère éphémère de son activité et de son avenir d’« épouse trophée ». Yaya et Carl semblent ne pas vraiment s’aimer mais surtout tirer profit de l’image que leur couple renvoie.

    Le titre anglophone Triangle of sadness illustre parfaitement ce culte de l’image, et des apparences fallacieuses. Il est d’ailleurs peut-être plus parlant que le titre français, comme un écho au titre The Square, évoquant aussi une forme géométrique. L'expression the triangle of sadness fait référence à la partie du visage entre les yeux et les sourcils nommée ainsi par les chirurgiens esthétiques qui font en sorte qu’elle soit aussi lisse que possible pour que tout sentiment ou toute émotion soient imperceptibles. Dans ce monde « sans filtre », il n’y a d’ailleurs plus de place pour les sentiments.

    L’histoire est scindée en trois parties. Dans la première, un dîner au restaurant entre Yaya et Carl dégénère subitement en dispute au moment de régler l’addition. Carl reproche ainsi à Yaya son avarice et son conformisme de genre puisqu’elle considère que c’est toujours lui qui doit régler l’addition, et ne se pose même jamais la question.

    Nous retrouvons ensuite le couple sur le fameux yacht de croisière sur lequel ils vont côtoyer des personnages tout aussi haïssables et répugnants les uns que les autres comme un oligarque russe qui s’est enrichi en vendant de l’engrais (et qui ne cesse de clamer haut et fort et avec fierté à quel point c’est de la m…) ou encore un couple de retraités qui a fait fortune dans la vente de grenades et mines antipersonnel, avant que l’ONU et les lois sur les mines antipersonnel ne viennent ralentir leur activité (ce qu’ils évoquent en toute sérénité, comme s’ils évoquaient la hause du prix des fruits et légumes ou d’une autre marchandise anodine). Sans compter cette passagère qui ordonne à tout le personnel d’arrêter toute activité séance tenante pour « profiter du moment présent », se baigner via un toboggan qui les mène à la queuleuleu dans la mer parce que nous «sommes tous égaux», témoignant ainsi du contraire, et de son mépris de classe. Pour conduire ce joyeux petit monde à bon port, à la barre se trouve un capitaine alcoolique. Ou plutôt devrait se trouver puisqu’il passera une partie de la croisière dans la cabine avant de rejoindre le dîner de gala pour un repas « sans filtre » lors duquel tous ces personnages « à vomir » vont régurgiter au sens propre tout ce qu’ils ont avalé. Lorsque tout cela vire à La grande bouffe version 2022, le capitaine marxiste et le patron russe vont débattre de capitalisme et de socialisme (cet échange constitue un des atouts du film). Du burlesque on passe alors au grotesque et le rire vient désamorcer la gêne et le malaise délibérément occasionnés.

    La troisième partie, à la chute particulièrement prévisible, est interminable et peut-être inutile. Les rôles sont alors inversés. Les dominants deviennent les dominés. Les décideurs doivent obéir. Une des employés du bateau, Abigail (la seule à savoir pêcher ou cuisiner) prend la direction des opérations avec un plaisir ostensible tandis que les décideurs oppresseurs d’hier semblent ravis de se plier à ses ordres. Quand la dénonciation tourne ainsi à la misanthropie, le message semble être tronqué et la force de tout ce qui précède finalement annihilée.

    Le comble du cynisme était sans doute de projeter ce film à Cannes pendant que des yachts similaires à celui sur lequel se déroulait ce naufrage patientaient au large, comme un miroir de cette farce qui, dans la salle, a suscité l’hilarité parfois teintée de malaise...sans compter que Cannes avait cette année pour partenaire Tik Tok et que nombre de ses influenceurs étaient conviés sur la Croisette.

     Dans The Square, un homme singe provoquait de riches convives, les réduisant ainsi à une condition animale. C’est de nouveau le cas ici. Ruben Östlund  se paraphrase ainsi en changeant simplement de décor. Le film est tourné en plans fixes, tout mouvement de caméra aurait finalement été un pléonasme devant ce spectacle de désolation et de chaos, cette exhibition amorale, ce monde en plein naufrage. L’excès et le grotesque vont crescendo. Et cela aurait gagné à se terminer à la fin de la deuxième partie. La troisième partie représente le retour d’un cycle sans fin qui voit toujours les dominants et le consumérisme à outrance gagner. La réalisation est particulièrement élégante, presque « avec filtre», soulignant ainsi par la forme le propos et le contraste entre le paraître qui se veut si lisse et l'abjection de l'être.

    Tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein) et finalement peut-être vaine, cette farce cruelle et satirique, sans la moindre illusion sur le monde, nous laisse une impression mitigée, se terminant par une pirouette facile destinée à nous montrer que la boucle est bouclée, que le cycle infernal ne prendra jamais fin. Je vous recommande davantage le si délicat Grand Prix du Festival de Cannes 2022, Close, de Lukas Dhont (qui sortira en France le 1er novembre 2022), dont je vous parlerai dans quelques jours...

    Sortie en salles le 28 septembre 2022

  • L'heure de la Croisette - Critique de CLOSE de Lukas Dhont

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    La projection de Close a été précédée de la remise du Prix Littéraire Lucien Barrière.

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    Close a reçu le Grand Prix ex-aequo du dernier Festival de Cannes. Le film de Lukas Dhont était aussi présenté en avant-première dans le cadre de ce Festival du Cinéma Américain de Deauville 2022, dans la section L’heure de la Croisette. Il s’agit là du second long-métrage de Lukas Dhont, après Girl qui fut couronné de nombreux prix dont la Caméra d’or du Festival de Cannes 2018 mais aussi le prix d'interprétation Un Certain Regard pour son jeune interprète, Victor Polster.

    Léo, le blond, (Eden Dambrine) et Rémi, le brun, (Gustav de Waele), 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare. 

    Cela commence par des jeux d’enfants, jouer à être des chevaliers, à être quelqu’un d’autre. De ce duo rempli de charme émane un mélange de fougue et de naïveté. Cette enfance dont ils ont encore les jeux, ils sont sur le point de la quitter. Ce quelqu’un d’autre qu’ils jouent à être, ils le sont un peu aussi, à cet âge où les repères se brouillent, où les sentiments deviennent confus, où la société, les autres, exigent de se/vous ranger dans des cases. Ce n’est pas encore la rentrée des classes. C’est la fin de l’été avec les derniers sursauts de ses couleurs éclatantes, les plus beaux, un peu nostalgiques déjà.

     L’insouciance et la joie de vivre règnent dans la vie des deux jeunes garçons. Une amitié forte, fraternelle, fusionnelle, tendre et apparemment indéfectible, les lie. Leur amitié a pour cadre la campagne belge, les champs de fleurs des parents de Léo, un décor joyeux et coloré à perte de vue dans lequel ils courent à perdre haleine, et deux familles aimantes qui les accueillent comme s’ils étaient frères. Ils dorment l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. La nuit, Léo invente des histoires extraordinaires et les raconte à Rémi, blotti contre lui. Léo dessine Rémi aussi. La beauté innocente et flagrante de leur amitié ensoleille tout le début du film.

    Leurs parents s’occupent d’eux et les reçoivent comme s’ils étaient frères.  Et lorsque la maman de Rémi, Sophie, est, couchée dans l’herbe, posée sur le ventre de son fils, Léo contre eux, leur complicité est rayonnante et harmonieuse comme la campagne qui les environne. C’est le règne de la joie et de l’innocence.

    Et puis arrive la rentrée des classes. Avec le regard des autres, inquisiteur, malveillant, insistant, étouffant. Cette cruelle intransigeance adolescente qui ravage les âmes sensibles. Une question « Vous êtes ensemble ? ». Et c’est tout leur univers qui s’écroule. La note dissonante. La fin de l’harmonie. Les regards qui pèsent sur eux mettent Léo mal à l’aise, le poussent à se questionner sur ce qui était naturel auparavant, et à s’éloigner de Rémi. Il commence à se détacher de son ami, à jouer au football avec ses camarades de classe, à s’inscrire dans un club de hockey sur glace, à s’investir ainsi dans des activités qui sont des symboles supposés de virilité. Rémi souffre de cet éloignement. Le cœur est brisé, le sien et celui du spectateur d’assister, impuissant, à sa détresse insondable. Le dialogue a laissé place aux non-dits, à l’agressivité. Jusqu’au point de non-retour.

    Léo comprendra alors trop tard, sera envahi par la culpabilité, devra quitter les derniers habits de l’enfance, et plonger subitement dans l’âge adulte. Le père de Rémi s’effondre à table. Les mères se murent dans la dignité et dans le silence. Sublimes Léa Drucker et Émilie Dequenne, dont le talent éclate encore plus face à la candeur et la vérité du jeu des deux magnifiques acteurs en devenir que sont Eden Dambrine et Gustav de Waele. Deux révélations dont on entendra forcément parler à nouveau tant ils crèvent l’écran…et nos cœurs.

    Avec quelle délicatesse, Lukas Dhont filme (chorégraphie même) l’affection des deux garçons, leur proximité, leur joie, leurs jeux, leurs corps et leurs mouvements, comme une danse joyeuse et échevelée, avec une vitalité truffaldienne !

    Le travail sur la photographie et les couleurs est aussi remarquable, comme dans Girl qui était auréolé de cette douce et délicate lumière. L’équipe technique et artistique du film est ainsi la même que celle de Girl, notamment le directeur de la photographie Frank van den Eeden. Les couleurs changeantes au gré des saisons font écho aux émotions versatiles des deux garçons. Le changement de saison et les nuances de l’automne créent ainsi une rupture avec les teintes solaires de l’été. Une rupture aussi dans l’époque de la vie de Rémi et Léo. Puis, c’est l’hiver. Jusqu’à ce que les couleurs et les fleurs reviennent, et avec elles, un espoir et la vie…

    Le scénario coécrit par Lukas Dhont avec Angelo Tijssens est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares, ne tombant jamais dans le pathos, jamais dans l’explication, jamais dans les clichés.  Mais nous serrant le cœur. Il dissèque la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence), et ce poids constant que doit affronter Léo. Selon Sénèque, "Les peines légères s'expriment aisément; les grandes douleurs sont muettes." Celle de la mère de Rémi est tout en retenue. Sage-femme de métier. On imagine la force et la douleur de cette femme exacerbée par la confrontation permanente avec des nouveau-nés.

    Les violons de la BO de Valentin Hadjadj auraient pu être redondants. Il n’en est rien. Ils accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages.

    Le titre est aussi parfaitement choisi. Il évoque la proximité amicale mais aussi corporelle des deux amis, mais aussi celle de la caméra qui semble les enlacer et embrasser leurs émotions. Et aussi ensuite les enfermer dans la douleur. Du rejet pour Rémi. Et de la culpabilité pour Léo. Comme cette grille du casque de hockey qui enferme son visage. Il porte un masque au sens propre comme au sens figuré. Comme encore dans cette scène, terrible, lors de laquelle la mère de Léo vient le chercher dans le bus, qui fait écho à cette autre scène tout en tension, de Léo avec la mère de Rémi. Dans les deux cas, les mots sont impossibles à trouver, et tout est dit dans le jeu des acteurs, dans les silences gênés, dans la maladresse des gestes.

    Malgré la tragédie évoquée, le film de Lukas Dhont, d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, est empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et  de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

    Un des grands films de cette année, étourdissant de sensibilité, bouleversant, à voir absolument en salles, dès le 1er novembre 2022.