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COMPETITION OFFICIELLE (FESTIVAL CINEMA AMERICAIN)

  • Critique de LA COCINA (The Grill) de Alonso Ruizpalacios- Prix Barrière du 50ème Festival du Cinéma Américain de Deauville

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    Ce soir, La Cocina a obtenu le Prix Barrière de ce 50ème Festival du Cinéma Américain de Deauville, l’occasion de vous parler à nouveau plus longuement d’un de mes coups de cœur de cette 50ème édition. La Cocina (The Grill) est une adaptation de la pièce de théâtre The Kitchen d’Arnold Wesker, de 1957.

    Cela commence ainsi : New York apparaît, proche et lointaine, à travers la vitre carrée d’un ferry. Un oiseau s’envole : la liberté n’est pas loin non plus, mais semble inaccessible. La musique est lyrique et emphatique. S’affichent ensuite ces mots de Henry David Thoreau :

    « Réfléchissons à la manière dont nous menons notre vie. Ce monde est un lieu d’affaires. Quelle agitation incessante. Presque chaque nuit je suis réveillé par le halètement des locomotives. Qui interrompent mes rêves. »

    Le ton est donné. Nous voilà partis pour 2H16 en noir et blanc, au format carré, direction une cuisine dans laquelle cela ne tourne pas rond…

    Une jeune hispanique se fraie un chemin jusqu’à la 49ème. Là, elle entre par la petite porte, à l’arrière du restaurant The Grill.  Sur son chemin un homme ironise sur le nom de l’endroit « Times Square » qui n’« est pas carré ». La jeune femme ne parle pas un mot d’anglais, n’a pas vraiment rendez-vous, mais arrive à se faire embaucher.

    C’est le coup de feu dans la cuisine du Grill, restaurant très animé de Manhattan. Cela grouille et crie de partout. Pedro (Raúl Briones), cuisinier rebelle, tente de séduire Julia (Rooney Mara), l'une des serveuses. Mais quand le patron découvre que 800 dollars ont été volés dans la caisse, tout le monde devient suspect et le service dégénère.

    La cuisine brasse de nombreuses nationalités, d’ailleurs chacun s’interpelle ainsi, par sa nationalité. C’est le melting pot américain dans un microcosme. S’y côtoient ( et s’y heurtent, surtout) les nationalités marocaine, colombienne, mexicaine…

    Les plans sont soignés, singuliers, marquants comme ces homards qui tombent devant une étrange statue de la liberté. La cuisine est filmée amoureusement. C’est pourtant la guerre dans les coursives. La cuisine est inondée. Le navire de guerre prend l’eau mais le rythme ne faiblit pas. Travailler là est une question de vie ou de mort pour avoir ses papiers, continuer à vivre aux Etats-Unis. Les guerriers chutent et se relèvent.  Parfois une lumière verte ou bleue vient briser le noir et blanc, et apporter une note de rêve et une respiration : le véritable "american dream" peut-être.

    La cuisine devient un théâtre dans lequel on passe d’une intrigue à une autre avec maestria.  C’est bruyant, vivant, virevoltant, glissant, harassant, étouffant. Les employés s’en échappent pour quelques pauses cigarettes ou pour apporter les plats dans l’atmosphère beaucoup plus ouatée du restaurant. On pense au beaucoup plus classique mais non moins magistral Garçon de Claude Sautet dans lequel là aussi le service a lieu en un ballet vertigineux. La ressemblance s’arrête là.

    Tout est hiérarchisé, à en devenir fou. On sent que cela va exploser. Il n’y a pas une seconde de répit. Le format carré du cadre enferme les personnages (magnifique image de Juan Pablo Ramírez). Le boîtier par lequel arrivent les commandes des clients ne s’interrompt jamais. La pression est constante entre le service à mener, les altercations violentes entre employés, les interrogatoires liés au vol, et pour une des employés son rendez-vous à la clinique pour avortement… Elle est incarnée la trop rare Rooney Mara (Carol). La musique originale est signée Tomas Barreio.

    La mise en scène d’une grande élégance, les sons travaillés et dissonants, les plans séquences étourdissants, tout est là pour signifier l’explosion qui guette. Raúl Briones incarne toute la colère, toute la rage, toute la folie qui finissent par éclater et tout dévaster, et arrêter enfin la course insensée.

    Quand tout s’arrête dans une grande envolée surréaliste…on retient son souffle, avant d’emporter avec soi celui de ce film. Du grand art.

  • Festival du Cinéma Américain de Deauville 2024 - Compétition officielle - Critique de DADDIO de Christy Hall

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    Deuxième film en compétition de ce vendredi 13 septembre, Daddio (dont le titre éclaire les ombres du personnage féminin) est aussi le premier film en tant que réalisatrice de la Christy Hall.

    L’action débute à l’aéroport JFK de New York où, un soir débarque une jeune femme (Dakota Johnson). Elle monte à l’arrière d’un taxi. Tandis que le chauffeur (Sean Penn) démarre sa voiture en direction de Manhattan, ces deux êtres que rien ne destinait à se rencontrer entament une conversation des plus inattendues…

    Daddio devait à l’origine être une pièce de théâtre. La réalisatrice n’a finalement conservé que l’unité de lieu, le taxi, pour écrire un film. Alors que défile New York de l’autre côté de la vitre, c’est aussi les vies des deux protagonistes qui défilent dans l’habitacle, à travers leurs récits. Dans ce lieu intimiste et clos, les âmes se mettent rapidement à nu. Entre l’aéroport JFK et le quartier de Hell’s Kitchen où se rend la jeune femme, c’est la vie du chauffeur et celle de la passagère qui se dévoilent.

    Quand elle arrive dans le taxi, elle se remaquille, enlève son foulard. On ne voit d’abord par le chauffeur. Elle semble stressée, se ronge les ongles. Une musique énigmatique l’accompagne, presque inquiétante. Puis, enfin, elle regarde vers le chauffeur, ses mains qui tapotent le volant. Il parle enfin pour lui dire qu’elle est sa dernière course de la nuit.

    La conversation devient rapidement très personnelle. Les questions du chauffeur se font bientôt intrusive, ses propos graveleux parfois. La passagère ne s’en offusque pas et, au contraire, se confie. La musique instaure une étrangeté, un doute sur les intentions du chauffeur surtout que la passagère raconte que sa demi-sœur la ligotait pour voir si aurait été capable de s’échapper si elle avait été ligotée.

    Mais peu à peu l’un et l’autre se révèlent moins futiles que ce qu’ils auraient pu sembler être. Leurs solitudes se font écho. Et une main tendue et un prénom échangé au dénouement font surgir l’émotion jusque-là contenue.

    Le caractère palpitant de ce voyage doit beaucoup aux performances intenses de Dakota Johnson et Sean Penn mais aussi à l’inventivité de la réalisation qui, malgré l’unité de lieu, place toujours sa caméra de manière judicieuse, pour signifier ou exacerber un rapprochement, un éloignement, un mensonge, une vérité, une émotion. Le taxi se transforme en divan de psychologue pour l’un comme pour l’autre. La complicité émerge pendant ce moment hors du temps mais aussi les fêlures de l'un et de l'autre

    Un huis-clos passionnant, porté ses deux acteurs, magistraux, par la musique tantôt inquiétante, tantôt rassurante de Dickon Hinchliffe, par la réalisation inspirée, et par la photographie crépusculaire du directeur de la photographie Phedon Papamichael.

  • CRITIQUE de PAST LIVES – NOS VIES D’AVANT de CELINE SONG

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    Selon Baudelaire, « La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté. Elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse. » Une citation qu’illustre parfaitement ce film d’une mélancolie subrepticement envoûtante.

    Cela commence dans un bar à New York. Quelqu’un observe un trio (une femme et deux hommes) de l’autre côté du comptoir, interpellé par son étrangeté, s’interrogeant sur le lien qui peut bien les unir. La femme et un des deux hommes semblent en effet particulièrement complices. La première tourne le dos au deuxième homme, comme s’il n’existait pas. Qu’est-ce qui réunit ces trois-là ? Quelles peuvent être les relations entre eux ? Pourquoi la femme a soudain cette expression sur son visage, entre joie et nostalgie (entre « joie » et « souffrance » dirait Truffaut) ?  Le flashback va répondre à cette question…

    Nous retrouvons Nayoung (Moon Seung-ah) et Hae Sung (Seung Min Yim) à l’âge de douze ans. Ils sont amis d’enfance, inséparables, complices. Ils vont à la même école à Séoul et se chamaillent tendrement quand il s’agit d’avoir la première place à l’école. Jusqu’au jour où les parents de Nora, artistes, décident d’émigrer pour le Canada.  Douze ans plus tard, Nayoung devenue Nora (Greta Lee), habite seule à New York. Hae Sung (Teo Yoo), lui, est resté à Séoul où il vit encore chez ses parents pour suivre des études d’ingénieur. Par hasard, en tapant son nom sur internet, Nora découvre que Hae Sung a essayé de la retrouver. Elle lui répond. Ils retrouvent leur complicité d’avant. Au bout de plusieurs mois, Nora décide de suspendre ces échanges, face à l’impossibilité de se retrouver, et devant l’importance que prennent ces conversations et les sentiments qui les unissent. Mais douze ans plus tard, alors que Nora est désormais mariée à un Américain, Arthur (John Magaro), Hae Sung décide de venir passer quelques jours à New York.

    Celine Song s’est inspirée de sa propre histoire. Elle a ainsi quitté la Corée à l’âge de 12 ans pour Toronto, avant de s’installer à New York à vingt ans.

    Inyeon. Cela signifie providence ou destin en coréen. Si deux étrangers se croisent dans la rue et que leurs vêtements se frôlent cela signifie qu’il y a eu 8000 couches de inyeon entre eux. La réalisatrice explique ainsi ce en quoi consiste ce fil du destin : « Dans les cultures occidentales, le destin est une chose que l’on doit impérativement réaliser. Mais dans les cultures orientales, lorsqu’on parle d’"inyeon", il ne s’agit pas forcément d’un élément sur lequel on peut agir. Je sais que le "inyeon" est une notion romantique, mais en fin de compte, il s’agit simplement du sentiment d’être connecté et d’apprécier les personnes qui entrent dans votre vie, que ce soit aujourd’hui, hier ou demain ». « Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez-vous » écrirait Éluard…

    Quand Nora a changé de pays, elle a laissé derrière elle : son prénom asiatique, son amour d’enfance, la Corée. Past lives - nos vies d'avant est d’abord le récit d’un déracinement. Quand nous la retrouvons à New York, nous ne voyons jamais sa famille, comme si elle avait été amputée d’une part d’elle-même. C’est l’histoire d’un adieu. De l’acceptation de cet adieu, de ce qu’implique le Inyeon, d’une porte sur le passé et l’enfance qu’il faut apprendre à fermer. Rien n'est asséné, surligné. Tout est (non) dit en délicatesse, en silences, en mains qui pourraient se frôler, en regards intenses, en onomatopées qui en disent plus que de longs discours. Pas seulement pour ce qui concerne les liens entre Nora et Hae-Sung mais aussi les ambitions littéraires de la première dont des indices fugaces nous laissent deviner qu'ils ne sont peut-être pas à la hauteur de ses rêves. Comme si, cela aussi appartenait à une vie passée...

    Dans cette époque de fureur, de course effrénée et insatiable au résultat et à l’immédiateté, y compris dans les sentiments, ce refus du mélodrame, de l’explicite et de l’excès, n’est pas du vide, mais au contraire un plein de sensations et troubles contenus qui nous enveloppent, nous prennent doucement par la main, jusqu’à la fin, le moment où surgit enfin l’émotion, belle et ravageuse.

    Celine Song a ainsi déclaré : « Je voulais mettre en scène des relations qui ne soient pas définissables. Ce qui unit mes trois personnages ne se résume pas en un mot ou une expression. Leur relation est un mystère, et le film est la réponse à ce mystère. Past Lives - Nos vies d'avant n’est pas un film sur les liaisons amoureuses. C’est un film sur l’amour. »

    Et c’est aussi là que réside la beauté de ce film. Il n’y a pas de disputes, d’adultère, de fuite. Mais une confrontation à soi-même, à son être profond, comme un miroir tendu à Nora la confrontant à son passé et son devenir. Aucun des trois personnages n’est ridiculisé ou caricatural. Ils agissent avec maturité, empathie, compréhension. Ce que le film perd peut-être (judicieusement) en conflits, il le gagne en singularité et profondeur. Il sublime l'implicite, aussi, comme l'ont fait, sublimement, Wong Kar Wai ou Sofia Coppola (dans Lost in translation) avant Celine Song.

    Christopher Bear et Daniel Rossen ont signé la musique aux notes cristallines, là aussi jamais redondantes ou insistantes, accompagnant le mystère qui lie les personnages, et magnifiant leurs silences. Se joignent à ces musiques celles de Leonard Cohen, John Lee Hooker, John Cale ou encore du Coréen Kim Kwang Seok,. La réalisation privilégie l’intime, sans négliger les décors, Céline Song filme ainsi New York nimbée de lueurs romantiques, quand Hae Sung  et Nora la (re)découvrent ensemble.

    Ce film tout en retenue, ensorcelante, est un joyau de pudeur, de subtilité, d’émotions profondes que l’on emporte avec soi une fois la porte de Nora refermée, et celle de son cœur avec, une fois celui-ci s'étant laissé brusquement envahir et submerger. Et le nôtre avec. LE film à voir absolument en cette fin d'année et en cette période d'actualités tragiquement indicibles : une bulle de douceur réconfortante, comme un conte (lucide et mélancolique) de Noël, murmuré.

  • Critique de FREMONT de Babak Jalali (compétition officielle)

    cinéma, Deauville, Festival du Cinéma Américain, Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, compétition officielle, Frémont

    Comme chaque année, l’édition 2023 du Festival du Cinéma Américain de Deauville, à travers ses films en compétition, nous dressé le tableau de l’état (souvent délabré, et en quête de second souffle) des États d’Amérique. 

    Anaita Wali Zada y incarne Donya, une jeune réfu­giée afghane de 20 ans, qui tra­vaille pour une fabrique de for­tune cookies à San Fran­cis­co. Ancienne tra­duc­trice pour l’armée amé­ri­caine en Afgha­nis­tan, elle a du mal à dor­mir et se sent seule. Sa rou­tine est bou­le­ver­sée lorsque son patron lui confie la rédac­tion des mes­sages et pré­dic­tions. Son désir s’éveille et elle décide d’envoyer un mes­sage spé­cial dans un des bis­cuits en lais­sant le des­tin agir…

    Le réalisateur, Bakak Jalali, est né dans le nord de l'Iran et a grandi principalement à Londres. C’est en un troisième lieu que nous embarque ce film, à Fremont, ville de la baie de San Francisco qui abrite la plus grande communauté afghane des Etats-Unis. Là vivent notamment des interprètes ou traducteurs pour l’armée américaine en Afghanistan.  Avec Carolina Cavalli, le cinéaste a rencontré de nombreuses personnes de cette communauté avant de s’atteler au scénario.

    Ils nous dressent le portrait d’une femme immigrée et solitaire, qui exerce un métier en-deçà de ses qualifications mais jamais regardée avec misérabilisme ou pitié. Elle apparaît fière, combattive, déterminée, indépendante, rêveuse, et comme les fortune cookies dont elle écrit les textes, le film ne lui promet pas non plus un destin idyllique mais illumine son avenir d’un éclair d’espoir, et de nouveaux possibles. Autour d’elles gravitent des personnages de différentes communautés, et ses relations avec ces derniers permettent de parfaire son portrait, par petites touches.

    Le mode de filmage, en 4/3, en plans fixes et en noir et blanc, poétise la mélancolie intemporelle  qui émane de son personnage principal, lui procure de l’élégance, une douceur qui rassérène. On ressort de ce film salutairement lent et délicat, aux accents kaurismäkiens et jarmuschiens, le cœur illuminé de possibles et, comme l'est Donya, tournée vers l’avenir.

  • Critique de LAROY de Shane Atkinson (compétition officielle – 49ème Festival du Cinéma Américain de Deauville)

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    Ce thriller teinté d'humour noir, tel celui des frères Coen, débute ainsi : un homme, ayant découvert que sa femme le trompe, sur le point de mettre fin à ses jours, prend en stop un automobiliste en panne qui sous-entend qu’il est peut-être un tueur (prenant son chauffeur pour le tueur à gages qu'il a engagé), quand son chauffeur émet la même hypothèse.

    John Magaro  incarne Ray Jepsen ce personnage à la fois pathétique et attendrissant,  accompagné de son vieil ami Skip (Steve Zahn), un détective privé amateur aux allures de cow-boy. La vie de Ray est aussi tranquille voire banale que la ville dans laquelle il évolue. Il est cogérant d'une quincaillerie familiale. Il est marié avec Stacey-Lynn (Megan Stevenson), une ancienne reine de beauté, confrontée à ses propres rêves et illusions. Mais lorsque Ray apprend la liaison de sa femme par son ami Skip (Steve Zahn), la tempête va succéder au calme .

    Tourné en seulement 22 jours, ce film alterne les genres avec maestria.

    LaRoy, ville située au cœur de la campagne texane est un des personnages du film. Une petite ville à l’image de ses personnages : en apparence tranquille et inoffensive mais en réalité particulièrement déjantée et malade. Dysfonctionnelle. Les bâtiments en désuétude créent une « atmosphère, atmosphère » en écho avec le délabrement moral des personnages. La ville n’en demeure pas moins en apparence aussi calme que les évènements qui s’y déroulent sont excentriques.

    LaRoy est un divertissement malin et de haute volée, captivant et déroutant du début à la fin. Vous n’oublierez pas de sitôt le chaos que dissimule la petite ville de LaRoy et ses personnages excentriques.

    Des dialogues savoureux. Un humour noir réjouissant. Une musique particulièrement réussie et mémorable de Delphine Malausséna, Rim Laurens et Clément Peiffer. Le décor de cette petite ville trompeusement sereine dissimulant l’excentricité et le chaos intérieur des êtres vous hantera longtemps. Un bijou entre comédie et thriller. Jubilatoire.

  • CRITIQUE de PAST LIVES – NOS VIES D’AVANT de CELINE SONG (compétition officielle)

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    Selon Baudelaire, « La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté. Elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse. » Une citation qu’illustre parfaitement ce film d’une mélancolie subrepticement envoûtante.

    Cela commence dans un bar à New York. Quelqu’un observe un trio (une femme et deux hommes) de l’autre côté du comptoir, interpellé par son étrangeté, s’interrogeant sur le lien qui peut bien les unir. La femme et un des deux hommes semblent en effet particulièrement complices. La première tourne le dos au deuxième homme, comme s’il n’existait pas. Qu’est-ce qui réunit ces trois-là ? Quelles peuvent être les relations entre eux ? Pourquoi la femme a soudain cette expression sur son visage, entre joie et nostalgie (entre « joie » et « souffrance » dirait Truffaut) ?  Le flashback va répondre à cette question…

    Nous retrouvons Nayoung (Moon Seung-ah) et Hae Sung (Seung Min Yim) à l’âge de douze ans. Ils sont amis d’enfance, inséparables, complices. Ils vont à la même école à Séoul et se chamaillent tendrement quand il s’agit d’avoir la première place à l’école. Jusqu’au jour où les parents de Nora, artistes, décident d’émigrer pour le Canada.  Douze ans plus tard, Nayoung devenue Nora (Greta Lee), habite seule à New York. Hae Sung (Teo Yoo), lui, est resté à Séoul où il vit encore chez ses parents pour suivre des études d’ingénieur. Par hasard, en tapant son nom sur internet, Nora découvre que Hae Sung a essayé de la retrouver. Elle lui répond. Ils retrouvent leur complicité d’avant. Au bout de plusieurs mois, Nora décide de suspendre ces échanges, face à l’impossibilité de se retrouver, et devant l’importance que prennent ces conversations et les sentiments qui les unissent. Mais douze ans plus tard, alors que Nora est désormais mariée à un Américain, Arthur (John Magaro), Hae Sung décide de venir passer quelques jours à New York.

    Celine Song s’est inspirée de sa propre histoire. Elle a ainsi quitté la Corée à l’âge de 12 ans pour Toronto, avant de s’installer à New York à vingt ans.

    Inyeon. Cela signifie providence ou destin en coréen. Si deux étrangers se croisent dans la rue et que leurs vêtements se frôlent cela signifie qu’il y a eu 8000 couches de inyeon entre eux. La réalisatrice explique ainsi ce en quoi consiste ce fil du destin : « Dans les cultures occidentales, le destin est une chose que l’on doit impérativement réaliser. Mais dans les cultures orientales, lorsqu’on parle d’"inyeon", il ne s’agit pas forcément d’un élément sur lequel on peut agir. Je sais que le "inyeon" est une notion romantique, mais en fin de compte, il s’agit simplement du sentiment d’être connecté et d’apprécier les personnes qui entrent dans votre vie, que ce soit aujourd’hui, hier ou demain ». « Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez-vous » écrirait Éluard…

    Quand Nora a changé de pays, elle a laissé derrière elle : son prénom asiatique, son amour d’enfance, la Corée. Past lives - nos vies d'avant est d’abord le récit d’un déracinement. Quand nous la retrouvons à New York, nous ne voyons jamais sa famille, comme si elle avait été amputée d’une part d’elle-même. C’est l’histoire d’un adieu. De l’acceptation de cet adieu, de ce qu’implique le Inyeon, d’une porte sur le passé et l’enfance qu’il faut apprendre à fermer. Rien n'est asséné, surligné. Tout est (non) dit en délicatesse, en silences, en mains qui pourraient se frôler, en regards intenses, en onomatopées qui en disent plus que de longs discours. Pas seulement pour ce qui concerne les liens entre Nora et Hae-Sung mais aussi les ambitions littéraires de la première dont des indices fugaces nous laissent deviner qu'ils ne sont peut-être pas à la hauteur de ses rêves. Comme si, cela aussi appartenait à une vie passée...

    Dans cette époque de fureur, de course effrénée et insatiable au résultat et à l’immédiateté, y compris dans les sentiments, ce refus du mélodrame, de l’explicite et de l’excès, n’est pas du vide, mais au contraire un plein de sensations et troubles contenus qui nous enveloppent, nous prennent doucement par la main, jusqu’à la fin, le moment où surgit enfin l’émotion, belle et ravageuse.

    Celine Song a ainsi déclaré : « Je voulais mettre en scène des relations qui ne soient pas définissables. Ce qui unit mes trois personnages ne se résume pas en un mot ou une expression. Leur relation est un mystère, et le film est la réponse à ce mystère. Past Lives - Nos vies d'avant n’est pas un film sur les liaisons amoureuses. C’est un film sur l’amour. »

    Et c’est aussi là que réside la beauté de ce film. Il n’y a pas de disputes, d’adultère, de fuite. Mais une confrontation à soi-même, à son être profond, comme un miroir tendu à Nora la confrontant à son passé et son devenir. Aucun des trois personnages n’est ridiculisé ou caricatural. Ils agissent avec maturité, empathie, compréhension. Ce que le film perd peut-être (judicieusement) en conflits, il le gagne en singularité et profondeur. Il sublime l'implicite, aussi, comme l'ont fait, sublimement, Wong Kar Wai ou Sofia Coppola (dans Lost in translation) avant Celine Song.

    Christopher Bear et Daniel Rossen ont signé la musique aux notes cristallines, là aussi jamais redondantes ou insistantes, accompagnant le mystère qui lie les personnages, et magnifiant leurs silences. Se joignent à ces musiques celles de Leonard Cohen, John Lee Hooker, John Cale ou encore du Coréen Kim Kwang Seok,. La réalisation privilégie l’intime, sans négliger les décors, Céline Song filme ainsi New York nimbée de lueurs romantiques, quand Hae Sung  et Nora la (re)découvrent ensemble.

    Ce film tout en retenue, ensorcelante, est un joyau de pudeur, de subtilité, d’émotions profondes que l’on emporte avec soi une fois la porte de Nora refermée, et celle de son cœur avec, une fois celui-ci s'étant laissé brusquement envahir et submerger. Et le nôtre avec. LE film à voir absolument en cette fin d'année et en cette période d'actualités tragiquement indicibles : une bulle de douceur réconfortante, comme un conte (lucide et mélancolique) de Noël, murmuré.